Pronostics - roman enquête policière

Pronostics: Extrait long

CHAPITRE 1

Les doubles portes battantes claquèrent contre les murs blancs. Une infirmière s’écarta d’un bond en arrière pour le laisser passer.

Il ne la remarqua même pas. Il avançait d’un pas rapide et souple sans regarder devant lui. Ses yeux étaient fixés sur les plaques argentées qu’on avait collées aux portes des chambres.

— Chambre 123… Chambre 123…

Il murmurait en comptant à rebours les numéros qui défilaient. Il arriva à destination et stoppa net. Ses semelles en caoutchouc émirent un léger couinement en pilant sur le lino. Il s’accorda une pause le temps de prendre une profonde inspiration et entra.

Son père était assis dans un coin, sur un fauteuil en similicuir. En le voyant, il sauta sur ses pieds, comme s’il avait été surpris en train de fumer en cachette. Effondrée sur une chaise, sa mère se répandait en sanglots sur le lit qui trônait au centre de la pièce. Henri ne voyait que le sommet de sa tête, d’où ondulaient des mèches de cheveux blonds et frisés. Elle ne le remarqua pas tout de suite, trop occupée à pleurer sur le drap, qui s’auréolait lentement. Henri ne fit rien pour lui signaler sa présence, sa propre conscience n’arrivant pas à admettre ce qu’il voyait.

Posé sur le lit, les bras allongés le long du corps, inconscient et complètement immobile, il y avait Eddie, son petit frère.

Sa tignasse brune était en bataille, comme toujours. Il portait la blouse verte informe des patients. Une pince en plastique couronnait le dessus de son index, tandis que depuis un pied à perfusion, un liquide transparent glissait lentement le long d’un tube en spirale avant de s’écouler dans son bras. Fixé par de l’adhésif, un tuyau émergeait de sa bouche ouverte avant de se diviser en deux tronçons plus gros branchés à une machine à soufflets. Eddie était un grand gaillard de vingt et un ans. Un sportif aux épaules larges et aux muscles bien dessinés. Pourtant, ainsi allongé et dans cette tenue, il avait l’air d’un gamin.

Son père s’éclaircit la gorge et posa une main sur l’épaule de sa femme. Ce n’était pas un contact destiné à la réconforter, mais plutôt à la prévenir de l’arrivée de son autre enfant. Il se pencha sur elle pour lui murmurer quelque chose à l’oreille. Henri n’entendit pas, mais elle leva aussitôt la tête. Elle regarda Henri, debout dans l’encadrement de la porte, et lâcha un petit « Oh » de surprise.

— Tu es venu, Henri, dit-elle en reniflant. C’est bien. Il sera content de te voir. 

Elle caressa le front de son fils inconscient. La mèche brune rebelle qui lui couvrait toujours la moitié du visage se releva quelques secondes avant de retrouver sa place habituelle.

— Oui, je n’ai eu ton message qu’il y a une heure. J’étais dans… Ça ne captait pas, là-bas. 

Son père laissa échapper un petit rire sarcastique. Il le fixa d’un œil sévère, un regard qui disait « On sait très bien dans quel genre d’endroit tu étais ». Henri ne chercha pas la confrontation. Ce n’était pas le moment.

— Qu’est-ce qui s’est passé ? demanda-t-il à sa mère.

— On ne sait pas. Tout allait bien, il jouait un match de foot avec son club, et puis tout à coup il s’est effondré dans l’herbe. Comme ça, comme si quelque chose s’était cassé à l’intérieur.

— Les médecins l’ont examiné ?

— Pendant toute la nuit, répondit son père en hochant la tête. On attend les résultats de son scanner. 

Henri s’approcha du lit et pressa la main de son frère dans la sienne. Inerte et molle, elle était chaude au toucher. L’électrocardiogramme rythmait le silence de ses bips courts et réguliers. Il prit cela pour un bon présage malgré le respirateur qui s’enclenchait dans un bruit de pompe mécanique. Chaque fois que les soufflets de la machine se vidaient, la poitrine d’Eddie se gonflait. Fasciné par ce mouvement hypnotique, Henri aurait presque pu oublier ce fait inquiétant : son frère d’à peine vingt et un ans n’était plus capable d’inspirer sans l’aide d’une machine.

Ils restèrent ainsi sans parler pendant près de cinq minutes, les yeux rivés sur Eddie, comme s’ils s’attendaient à ce qu’il se réveille d’un bond et lance « C’était une blague ! Elle est bien bonne, non ? » avec ce sourire charmeur qui faisait craquer les filles. Alors, ils auraient tous éclaté d’un rire nerveux. Ils l’auraient houspillé pour sa mauvaise blague, et tout le monde serait rentré soulagé.

Ils sursautèrent quand la porte de la chambre s’ouvrit et qu’un homme en blouse blanche entra. Haut d’un bon mètre quatre-vingt-dix, il dominait la pièce avec l’aisance de quelqu’un qui se sait sur son territoire. Un jeune garçon à lunettes à peine plus âgé qu’Eddie le suivait, dissimulé dans son ombre. Il s’agrippait à un bloc-notes comme si sa vie en dépendait. Le grand type en blouse resta silencieux et tendit une main en l’air à l’intention du garçon à lunettes. Il y déposa le bloc-notes. Le type en blouse parcourut le carnet en marmonnant dans sa barbe, rendit le bloc au jeune homme sans le regarder, bomba le torse et s’adressa enfin à l’ensemble des personnes présentes.

— Bonjour. Je me présente : je suis le Docteur Acurso.

— Bonjour, Docteur, répondirent en chœur les parents d’Eddie.

Cela fit sourire Henri. Ils avaient dit « Bonjour, Docteur » comme on annonce « Votre Majesté » en faisant une révérence. Ses parents avaient toujours eu une étrange vénération pour le corps médical. Il ne répondit pas à la salutation peu engageante et alla droit au but.

— Qu’est-ce qu’il a ?

Le médecin leva les yeux avec un petit air surpris. Abonné aux courbettes et au léchage de bottes, il n’avait sans doute pas l’habitude qu’on le questionne ainsi.

— Les résultats du scanner indiquent très clairement que votre fils a fait un AVC, répondit-il en s’adressant aux parents d’Eddie.

— Oh, mon Dieu ! dit sa mère. Mais il va s’en sortir ?

Le docteur s’éclaircit la gorge.

— La bonne nouvelle, c’est que les secours ont su préserver ses fonctions vitales pour que son corps reste alimenté en oxygène. 

Henri reconnut instantanément l’intonation utilisée par le docteur. En joueur expérimenté, il savait déceler les signes non verbaux derrière lesquels se cachaient les mensonges et les demi-vérités. Le médecin ne leur disait pas tout.

— Et la mauvaise nouvelle ? demanda-t-il.

Acurso lui lança un regard en coin. Il s’éclaircit à nouveau la gorge et s’adressa à ses parents.

— Nous ne pouvons pas en être encore certains, mais il est possible que les dommages causés à son cerveau soient irréversibles.

— Qu’est-ce que vous voulez dire ? demanda Henri, décidé à lui faire cracher la vérité. 

Irrité, Acurso se tourna vers le gosse en blouse, qui s’avança vers Henri et posa une paume moite sur son épaule.

— Excusez-moi, mais seule la famille a le droit d’être là, dit-il avec une petite voix pincée.

— Je suis son frère, répondit-il sèchement.

Henri fit un rapide mouvement des yeux en direction de la main du garçon. Un regard clair et direct qui signifiait « Enlève ta main si tu veux la garder ». Le binoclard obtempéra sans attendre et adressa un regard contrit au médecin, qui pinça les lèvres.

— Tout porte à croire, reprit-il, que votre fils est en état de mort cérébrale. Nous devons attendre un peu pour le confirmer.

— Il est dans le coma, dit Henri, mais il va en sortir. Il est solide.

— Non. Dans le cas d’un coma, le cerveau continue de faire fonctionner les poumons et les organes vitaux. Avec une mort cérébrale, le cerveau ne fait plus rien, et ce sont les machines qui le gardent en vie.

— Mais ça peut revenir ? demanda sa mère, vibrante d’angoisse. 

Le médecin s’éclaircit à nouveau la gorge, et Henri devina aussitôt la réponse à sa question.

— Hélas, madame, un état de mort cérébrale est irréversible, comme je vous le disais.

Personne n’osa réagir. Comme si répondre à cette affirmation allait la rendre plus réelle. Acurso continua avec tout ce qu’il possédait de compassion, c’est-à-dire pas grand-chose :

— Je suis désolé de vous apporter une telle nouvelle, mais, si ce diagnostic est exact, et je pense qu’il l’est, vous devrez vous préparer à prendre une décision difficile.

— Quel genre de décision ? demanda son père.

— Eh bien, nous pouvons continuer à alimenter le corps d’Eddie en oxygène et en nutriments tout en sachant qu’il ne se réveillera jamais, ou alors nous pouvons…

— Le débrancher ? finit Henri. 

Acurso marqua une pause.

— Oui. Je sais qu’il est beaucoup trop tôt pour vous parler de ça, mais vous devez commencer à y réfléchir. Si vous acceptez de… lui dire adieu, Eddie pourrait encore sauver des vies avant de nous quitter. 

Le silence qui suivit était plus le signe d’une incompréhension que celui d’un choc. Henri voyait ses parents s’efforcer d’avaler les paroles du médecin, la bouche grande ouverte. Ils semblaient avoir mis leur cerveau en mode « off » et se contentaient de hocher la tête comme une paire d’automates. Était-ce dû aux circonstances ou à leur adulation pour le corps médical ? Il n’aurait pas su le dire. Mais ce qu’il savait de façon certaine, c’était qu’il était le seul, sur le moment, à être capable de parler pour Eddie.

— Vous pensez à un prélèvement d’organes ? fit Henri, les dents serrées.

— Oui, répondit Acurso. Encore une fois, je sais qu’il est beaucoup trop tôt pour le considérer, mais je veux que vous puissiez vous y préparer.

— Mon frère n’est pas encore mort, nous venons juste d’apprendre la nouvelle de son accident, et vous aiguisez déjà vos couteaux ? dit Henri en élevant la voix.

— C’est la procédure, fit le binoclard.

— Va te faire foutre avec ta procédure ! aboya-t-il, les lèvres retroussées. 

Le visage du garçon passa du blanc rosé au blanc crème. Acurso le tira par l’épaule et s’interposa entre lui et Henri. La tension montait dans l’air. Alors qu’ils se préparaient à la confrontation, mentons levés et torses bombés, la voix de sa mère rompit le silence.

— Henri, s’il te plaît, sois un gentil garçon, aujourd’hui. J’ai besoin que tu sois un gentil garçon. 

Elle avait parlé sans lever les yeux, le regard toujours accroché à Eddie. Son ton était posé et sans autorité. Il rappela à Henri celui qu’elle utilisait pour lui dire de mettre son écharpe avant de sortir, quand il était gosse et que la vie était simple. Henri l’examina, et il comprit que ce n’était qu’une apparence. Elle était au bord des larmes. Il se calma, baissa la tête, et le médecin reprit son laïus comme si rien ne s’était passé :

— Peut-être n’est-ce pas le bon moment pour vous. Prenez le temps. Nous nous reverrons quand nous aurons les résultats d’Eddie. 

Henri hocha la tête en s’interdisant de répondre. Son père remercia Acurso, qui quitta la pièce, entraînant derrière lui le binoclard comme un requin son poisson-pilote. La porte se referma sur les bruits de couloir, et le silence ne fut plus troublé que par le bruit des machines.

CHAPITRE 2

Il sortit le paquet de cigarettes de sa poche. Une Marlboro solitaire s’ennuyait au fond de l’emballage souple. Il la coinça entre ses lèvres et jeta l’emballage vide dans la poubelle, à l’entrée de la station Vaugirard. La fumée tapissa ses poumons d’une fine couche de goudron, et il eut une pensée pour ceux d’Eddie, éclatants de propreté.

Depuis plus de trente ans, il avait vécu sa vie comme il l’entendait sans s’inquiéter de ce qu’on attendait de lui. Ses parents s’étaient indignés de le voir quitter ses études pour courir après les filles et jouer aux cartes.

Il avait contracté des dettes auprès de tout ce qui marchait ou buvait sur la rive gauche de la Seine. Certains acceptaient d’attendre un peu pour se faire rembourser, et d’autres non. Les premiers ne revoyaient jamais leur pognon. C’était le cas de ses parents, avant qu’ils déclarent que leur fils ne méritait plus leur confiance.

Eddie, c’était une autre histoire. Il était devenu une source de fierté partout où Henri avait échoué. Études, sport, musique : Eddie était bon en tout. Il ne buvait pas, ne fumait pas, était poli avec les gens, gentil avec sa maman… et il allait mourir.

Henri n’arrivait pas à décider s’il y avait une espèce de morale à cette situation grotesque. Il finit par conclure que cela n’avait aucune importance. Lui était ici et Eddie là-bas, et toutes les conneries philosophies du monde ne changeraient rien à cela. Il tira sur sa cigarette jusqu’au filtre, la jeta dans le caniveau et enjamba le seuil de son immeuble du quinzième arrondissement.

Le hall d’entrée empestait la pisse et le moisi. La porte ne se verrouillait plus, et tous les sans-domiciles du quartier s’étaient donné le mot pour y passer les nuits au chaud, transformant vite l’atrium en station de métro. Une demi-douzaine d’hommes étaient allongés par terre. Ils s’étalaient sur toute la surface du hall, qui résonnait de leurs ronflements sonores. Il enjamba un type emmitouflé dans un sac de couchage déchiré et remarqua une paire de prunelles qui le fixait depuis le renfoncement situé sous les escaliers.

Deux yeux jeunes, juvéniles mêmes, plantés au milieu d’un visage crasseux aux joues creuses et aux traits tirés, le fixaient dans l’ombre. Henri croisa le regard et s’arrêta. Les muscles du gamin étaient tendus, il détalerait au premier geste brusque. Lentement, Henri enfonça la main dans la poche de son pantalon et en sortit une pièce de deux euros. Il la tint entre son pouce et son index et la fit miroiter sous la lumière crue du néon. Les yeux du gosse s’agrandirent. Il leva sa main droite, poing fermé, et la coinça entre les premières phalanges du majeur et de l’index. La pièce resta immobile quelques secondes, puis commença à passer d’une phalange à une autre, basculant par-dessus ses doigts comme si elle était animée d’une volonté propre. Arrivée au bout de son court chemin, elle fit demi-tour et repartit. Les doigts d’Henri bougeaient à peine, mais cela suffisait à faire danser la pièce avec une fluidité qui donnait l’illusion de la vie. Les yeux du gosse la suivaient comme si elle allait se mettre à parler, et Henri décela un début de sourire sur la commissure de ses lèvres. Tout à coup, elle fut aspirée à l’intérieur de son poing et disparut. Il ouvrit la main à plat, paume vers le plafond. Il n’y avait rien. La joie du garçon laissa place à de l’incompréhension. D’un mouvement du menton, Henri l’invita à regarder sa main gauche. Il fit un geste des doigts si rapide qu’il fut à peine visible et la pièce apparut, coincée entre son majeur et son index. Les lèvres du gosse s’élargirent, découvrant une dentition irrégulière et criblée d’espaces vides. Henri se pencha vers lui et lui tendit les deux euros. Le garçon s’en saisit sans avidité, mais avec une déférence presque religieuse. Henri lui sourit, et se redressa. Il laissa le gamin à la contemplation de son trésor et grimpa à petites foulées les trois étages qui le séparaient de son appartement.

Arrivé à son palier, il fouilla dans la poche de son jeans et en sortit un peu de monnaie et un trousseau de clés. Ce fut alors qu’une énorme main s’abattit sur son épaule et le souleva de terre. Un poing de la taille d’un jambon s’enfonça dans son abdomen, et ses poumons se vidèrent d’un coup. Le bras le projeta, et Henri vola sur deux mètres avant de s’écraser sur le plancher. Sonné, il essaya de reprendre son souffle, mais l’air se refusait à lui. Il avait l’impression d’être un ballon crevé.

Lentement, il réussit à respirer à nouveau en produisant un bruit de sifflet, mais il resta au sol. Il avait vécu ce type de situation assez souvent pour savoir qu’il valait mieux se montrer le moins menaçant possible — surtout quand un malabar de la taille de King Kong était de la partie. Il le connaissait. Il le connaissait même très bien. Un géant avec un sourire sadique, des yeux aussi étroits que des meurtrières et qui répondait au doux nom de Hyacinthe. Il travaillait pour Monsieur Marcel, un bookmaker connu pour ses méthodes convaincantes sur les mauvais payeurs.

Le front posé sur la tommette froide et coupante, il attendit patiemment le blabla qui accompagnait habituellement la violence. Il s’était toujours demandé pourquoi les usuriers se croyaient obligés d’envoyer un message oral en plus d’un passage à tabac. Comme si la fracture d’un genou ne valait pas toutes les explications du monde.

Il se mit sur le dos, et la tête d’un petit homme au crâne chauve entra dans son champ de vision. Un visage rabougri, des yeux et une bouche arrondis qui lui donnaient une expression étonnée en permanence.

— Bonjour, Henri, dit-il d’une voix nasillarde.

— Bonjour, Monsieur Marcel.

Henri sentit le malabar qui l’avait frappé se rapprocher de lui.

— Henri, tu m’as beaucoup déçu, reprit Monsieur Marcel.

— Vous m’en voyez désolé, toussa Henri. 

Il essaya de s’humecter les lèvres, mais il n’y parvint pas. Sa bouche était trop sèche. L’air qu’il avalait difficilement irritait sa gorge comme si elle était tapissée d’aiguilles.

— Je m’en fous, de tes excuses, Henri ! C’est mon pognon que je veux. Et avec les intérêts. Tu me dois vingt mille euros, Henri.

— J’allais justement venir vous voir, Monsieur Marcel. J’ai besoin d’un délai supplémentaire. 

Le petit homme tiqua en une grimace qui réduisit momentanément ses yeux à l’état de fentes. Il fit un signe de la tête à Hyacinthe, qui envoya sa ranger dans les côtes d’Henri. Celui-ci étouffa un cri de douleur et se recroquevilla contre le mur, inhalant la poussière qui s’y était accumulée depuis des semaines.

— C’est marrant. J’étais sûr que t’allais me sortir un truc dans ce genre-là. Je le sentais, tu vois, comme si c’était dans l’air. Et je savais que je n’aimerais pas ça. Alors j’ai briefé mon ami Hyacinthe : à chaque fois que tu me diras quelque chose qui ne me plaît pas, il te le fera comprendre. 

Dans un gémissement, Henri porta la main à ses flancs. Il avait un mal de chien mais n’avait pas entendu le bruit caractéristique, ce grand « CRAC » qui annonce des difficultés à respirer pendant les neuf prochaines semaines.

— Dis-moi, Henri, combien de temps il te faut ? Je te conseille de bien réfléchir avant de me donner un chiffre. Il y en a, comme ça, qui me déplaisent beaucoup. Hyacinthe le sait bien, lui. 

Henri s’allongea à nouveau sur le dos avec l’absolue conviction que, quel que soit le nombre qui sortirait de sa bouche, la ranger du gorille viendrait transformer son essai, et le fameux craquement se ferait entendre.

— Le délai qui vous paraît le plus raisonnable, Monsieur Marcel. 

Le petit homme sourit et se pencha jusqu’à ce que son visage de rongeur soit à quelques centimètres de celui d’Henri. Il sentit les effluves d’un bonbon à la menthe, vaine tentative pour dissimuler une haleine chargée.

— T’es un malin, Henri. C’est pour ça que je t’aime bien. Je ne me déplace pas personnellement pour tout le monde, tu sais. D’habitude, les arguments de Hyacinthe suffisent. 

Henri ne répondit pas. Il retint sa respiration en essayant de ne pas laisser transparaître son dégoût.

— Je vais te donner trois jours. Pour un malin comme toi, c’est largement suffisant. 

Il sourit et se releva. Debout à côté d’Henri, Hyacinthe grogna. De toute évidence, ses pieds le démangeaient. Il mourait d’envie de finir ce qu’il avait commencé. Monsieur Marcel enjamba Henri avec précaution, sans le toucher, et s’approcha de la rambarde d’escalier. Avant de descendre la première marche, il se retourna vers Henri et Hyacinthe, qui n’avait pas bougé.

— Trois jours, Henri. Trois. Je vais laisser Hyacinthe t’aider à compter jusqu’à trois, pour être sûr que tu t’en souviennes bien. 

Hyacinthe grogna à nouveau, mais de satisfaction, cette fois, et il donna de l’élan à son pied.

Henri entendit le « CRAC » au second coup.

Il perdit connaissance au troisième.

CHAPITRE 3

Assis dans le fauteuil en vinyle, Henri regardait sans grand intérêt une énième rediffusion d’un épisode de Friends. Dans son lit, près de lui, la cage thoracique d’Eddie s’abaissait et se soulevait au rythme des soufflets mécaniques. Le bip lent et régulier de l’électrocardiogramme donnait une teinte dramatique à la romance chaotique de Ross et Rachel.

Henri n’avait pas quitté l’hôpital depuis la veille au soir, après un passage aux urgences pour deux côtes qui, contre toute attente, n’étaient que fêlées. Son état ne justifiait pas une hospitalisation, aussi avait-il dû squatter la chambre d’Eddie. Bourré d’analgésiques, il avait passé une nuit inconfortable dans le fauteuil plein de bosses, en quête d’une position dans laquelle il pourrait respirer sans douleur. La chambre de son frère inconscient n’était pas l’endroit le plus accueillant du monde, mais il était sûr de ne pas y croiser Monsieur Marcel et son gorille apprivoisé, et c’était ce qui comptait le plus.

Henri éteignit le téléviseur et poussa un profond soupir. Pendant sa carrière de flambeur, il s’était déjà mis dans des situations difficiles, mais jamais à ce point-là. Monsieur Marcel n’était pas le genre de petit bookmaker avec qui on pouvait trouver un arrangement. Cet avorton avait des contacts avec la mafia locale, et il finissait toujours par te retrouver et te faire cracher, d’une façon ou d’une autre. Pas de discussion, pas de négociation. Tu finissais soit sans pognon, soit sans genou. Henri repensa aux pognes gigantesques de Hyacinthe, et il frissonna. S’il voulait se sortir de cette galère en un seul morceau, il n’avait qu’une option : payer.

— Trois jours pour trouver vingt mille euros, dit-il à l’intention de son frère inconscient. C’est faisable quand tu en as dix mille et une chance de cocu aux courses ou au craps, mais avec vingt balles et la poisse aux fesses… Tu crois que Maman et Papa m’aideraient, sur ce coup-là ? 

Seul le silence lui répondit, uniquement perturbé par le bip et le souffle des machines.

— Ouais, tu as sûrement raison. J’aurais droit au sempiternel disque Pourquoi tu as abandonné tes études ? le single Tu dois reprendre ta vie en main ! et le tout nouveau tube On ne peut plus te faire confiance… avant de me faire claquer la porte au nez. Comme si… comme si faire médecine était la réponse à tous les problèmes ! 

Il rit à cette idée. Il saisit le magazine Bilto acheté un peu plus tôt au tabac-presse de l’hôpital, déplia le journal à la page des courses du jour et examina les noms des chevaux partants.

Henri ne connaissait pas grand-chose aux chevaux, mais il était persuadé d’avoir un bon feeling, et il savait lire une cote. Il avait appris à choisir ceux qui n’étaient ni des favoris ni de complets losers. Ainsi, il pensait gagner plus gros tout en maximisant ses chances. Sa stratégie avait très rarement payé, mais il y croyait néanmoins dur comme fer. Lentement, cheval après cheval, il passait son doigt sur chaque nom en le prononçant à voix haute. Cadencée par le bip répétitif de l’électrocardiogramme, son énumération prenait des allures de rap à la petite semaine.

— Alors, au prix d’Antibes, nous avons Cheveux d’ange

BIP

— Nosdargent

BIP

— Folie Passion

BIP

— Queen Josephine

BIP-BIP 

Il s’arrêta. La machine venait-elle de faire un double bip ? Il retint sa respiration, attentif à chaque son comme un chien de prairie aux aguets. Rien d’anormal. Le cardio avait repris sa cadence de métronome enrayé. J’ai dû rêver, pensa-t-il, et il replongea dans son magazine.

— Je disais donc : nous avons Cheveux d’ange

BIP

— Nosdargent

BIP

— Folie Passion

BIP

— Queen Josephine

BIP-BIP

Cette fois, il en était sûr ! Il se précipita sur le bouton d’alerte qui pendait au bout d’un câble au-dessus du lit et appuya frénétiquement dessus. Quatre minutes plus tard, courtaude, la mine patibulaire et le regard direct et franc, une infirmière d’une cinquantaine d’années entra dans la chambre.

— Mon frère ! balbutia-t-il. Son cœur ! La machine ! Elle a bipé deux fois ! Coup sur coup ! C’est normal ? Il va mieux ? Il se réveille ?

Elle leva la main pour l’inciter à se calmer et observa l’écran avec attention. Le moniteur avait repris sa cadence monosyllabique.

— Je ne vois rien d’anormal, dit-elle. Vous êtes sûr ?

— Oui ! Certain !

Elle jeta un œil derrière l’appareil et vérifia les câbles et les prises.

— Probablement un petit défaut. Je demanderai à la maintenance de regarder. Son état n’a pas changé, ajouta-t-elle en jetant un rapide coup d’œil à Eddie. Il est stable. Pas de raison de paniquer.

Elle lui décocha un sourire qui se voulait rassurant. Henri hocha la tête, et elle sortit.

— Pas de raison de paniquer ? Mon cul, oui ! Ils branchent mon frère sur une machine qui disjoncte ! C’est plutôt flippant, ça !

Il prit une profonde inspiration et se laissa retomber dans le fauteuil. Il regretta aussitôt sa nonchalance quand ses côtes fêlées se rappelèrent à son bon souvenir. Une grimace de douleur toujours soudée à son visage, il attrapa son téléphone et lança une application de pari sportif. Il sélectionna le prix d’Antibes, choisit un pari simple, et la liste des chevaux participants se déroula sur son écran. Queen Josephine était à soixante-douze contre un. Autant écrire « perdant » en grosses lettres rouges clignotantes sous le nom du cheval. C’était la cote la plus haute au départ. Il soupira à nouveau et une pointe d’acier lui transperça le côté.

— Bon, gémit-il. De toute façon, pour gagner gros rapidement, il faut prendre de gros risques.

Il valida son choix, misa les derniers vingt euros qui erraient sur son compte, avala une copieuse dose d’analgésique et sombra dans un sommeil sans rêves.

CHAPITRE 4

Une vibration contre sa cuisse le réveilla. Il ouvrit les yeux en grand et se raidit dans le fauteuil, pris de panique. Le mouvement brusque relança la douleur dans ses côtes, et il gémit. Pendant un instant, il oublia où il était et eut peur pour sa vie. Il regarda autour de lui en quête d’une issue pour fuir, vit Eddie allongé à côté de lui et se calma.

— Tu parles d’un réveil ! dit-il en posant une main sur son flanc douloureux. 

Le téléphone vibra à nouveau, et il pesta contre l’appareil. Il le sortit de sa poche et reconnut le logo de son application de pari en ligne. La course était terminée : il avait reçu une notification pour lui annoncer le résultat. Sans trop y croire, il déverrouilla l’écran de son smartphone et lut le message qui s’affichait :

FÉLICITATIONS, HENRI !

Votre cheval est arrivé gagnant

au prix d’Antibes.

La somme de 1 440 €

sera très prochainement virée

sur votre compte. 

Voulez-vous rejouer vos gains ?

OUI / NON

Henri se frotta les yeux et relut plusieurs fois le message. Venait-il de gagner une course à soixante-douze contre un ? Il semblait bien que oui ! Il poussa un cri de joie et colla son téléphone devant le visage de son frère inconscient en riant.

— Regarde, frangin ! Regarde ! J’ai gagné ! J’ai gagné ! Regarde !

La porte de la chambre s’ouvrit dans une bourrasque, et l’infirmière patibulaire entra en trombe. Son front était encore plus plissé qu’à l’accoutumée.

— Monsieur, vous êtes dans un hôpital, ici. Faites moins de bruit. Il y a des malades qui essaient de se reposer.

— Oh ! Excusez-moi ! répondit Henri en affichant un sourire qui s’étendait d’une oreille à l’autre. Je ferai moins de bruit. Promis. 

Elle fit une grimace accompagnée d’un « Hmm ! » dubitatif. De toute évidence, la belle promesse d’Henri ne l’avait pas convaincue. Elle profita de l’occasion pour s’approcher d’Eddie, examina les écrans de monitoring et s’adressa de nouveau à Henri sur un ton plus calme :

— De nouveaux problèmes avec la machine ? Vous avez encore entendu un double bip ?

— Non, répondit-il avec un large sourire. Ça n’est arrivé que deux fois, quand je faisais la liste des…

Il s’arrêta net, et sa mâchoire se crispa en une grimace qui n’avait plus rien d’un sourire. Il était figé dans sa réflexion, paralysé par le lien de cause à effet entre l’état de son frère et sa soudaine chance aux courses.

— Quand vous faisiez la liste des… ? demanda l’infirmière.

— Des… des raisons qu’il avait de revenir parmi nous, finit Henri en affichant une expression niaise. 

Elle lui rendit un sourire poli et sortit de la chambre sans un mot supplémentaire. À peine fut-elle sortie qu’il se précipita près d’Eddie, le souffle court, et lui murmura à l’oreille.

— C’est toi qui as fait ça, frangin ? C’est toi qui m’as donné le nom du gagnant ? 

Pas de réponse à part le bip singulier et régulier du cardiogramme et le mécanisme des soufflets.

— Ce serait génial, frérot… Je pourrais me refaire en un rien de temps, grâce à toi, mais je dois être sûr, pour ne pas risquer de tout perdre connement.

Le silence qui suivit lui parut aussi lourd et long qu’une rame de métro à l’heure de pointe. Il se laissa tomber dans le fauteuil et regarda sa montre : vingt-deux heures quinze. La dernière course allait bientôt commencer, et les paris seraient clos dans quelques minutes. Il fallait se décider maintenant, sinon il devrait attendre le lendemain matin, et, en toute honnêteté, il ne savait pas s’il aurait la force de patienter toute une nuit pour vérifier un truc aussi dingue.

— OK, dit-il doucement. Il paraît que Dieu déteste les trouillards.

Il saisit son magazine hippique et énuméra les chevaux au départ, attentif aux plus infimes variations de l’électrocardiogramme. À chaque fois qu’il lisait un nom, il relevait aussitôt la tête pour observer la ligne verte qui fendait l’écran en deux.

— Alors, au prix Policeman, nous avons Don Ramiro

BIP

Gold Kafe

BIP

Poet’s Black

BIP-BIP

La machine venait de tressauter, comme prise d’un hoquet incontrôlable. Henri essaya en vain de s’humecter les lèvres, mais il n’avait plus de salive. La gorge sèche, il insista :

— Gold Kafe est donné favori. Tu es sûr que ce n’est pas lui ?

BIP

— Tu penses vraiment que le gagnant sera Poet’s Black ?

BIP-BIP

Le magazine lui glissa des mains et s’écrasa sur le lino dans un bruit de papier froissé. Il s’enfonça dans son siège et se frotta plusieurs fois le visage en appuyant fort pour se prouver qu’il ne rêvait pas. Il expira à fond, à s’en vider les poumons. Il devait garder son calme. Le moment n’était pas venu de paniquer. Il ne comprenait pas ce qui se passait, ne savait pas si cela arrivait vraiment, mais il devait absolument conserver son sang-froid. Disjoncter maintenant en hurlant ou en appelant les médecins reviendrait au mieux à rater le départ de la course et au pire à se faire enfermer dans l’unité psychiatrique la plus proche.

« Mon frère dans le coma peut prédire l’avenir ! » s’entendait-il gueuler dans les couloirs. « Mais oui, Monsieur, bien sûr. On va aller raconter tout cela aux gentils messieurs en blouse blanche. Ils vont vous offrir une belle veste de pyjama avec de grandes manches ». Un endroit au calme où le gros Hyacinthe aurait du mal à rentrer pour lui fracasser le crâne… Après tout, ce n’était peut-être pas une option à écarter complètement.

Il ramassa le journal et vérifia la cote. Poet’s Black était à huit contre un. Ça ne valait pas la précédente, mais, s’il gagnait, il empocherait dans les onze mille euros.

S’il gagnait.

Henri sentit monter en lui l’adrénaline qui le plongeait chaque fois dans l’euphorie. Ce moment à la fois craint et attendu, mélange de peur et d’espoir, qui excite les joueurs jusqu’à leur faire perdre de vue leurs propres intérêts. Le frisson addictif qui leur gardait la tête sous l’eau jusqu’à ce que l’air leur manque.

Il saisit son téléphone des deux mains, afficha à nouveau la notification « Voulez-vous rejouer vos gains ? » et appuya sur « OUI ».

 

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